«LES GRANDS VINS SONT CEUX QUI NOUS RACONTENT UNE HISTOIRE»
L’histoire des terroirs dont ils sont issus, l’histoire des hommes et des femmes qui travaillent pour les laisser s’exprimer tout en les sublimant.
Telle est la philosophie de Christine Vernay, cette ancienne professeure de lettres, que rien n’avait préparée sur le papier, au métier de viticulteur et qui a pourtant repris avec succès la tête du domaine familial en 1996. Un domaine situé à Condrieu, au Nord de la Vallée du Rhône, sur des coteaux extrêmement pentus dont les sols granitiques, conjugués à un microclimat exceptionnel, constituent un terroir idéal au développement des cépages Viognier et Syrah. C’est précisément l’amour de ce terroir, qu’elle porte en elle depuis son enfance, conjugué à son travail et à son engagement, qui font que les Condrieu, Côte-Rôtie et Saint-Joseph de Christine Vernay sont aujourd’hui reconnus mondialement, avec pour certains la très prisée notation 100/100.
Quelques lectures sur l’histoire du Domaine Georges Vernay, puis une dégustation à New York lors de laquelle j’avais pu apprécier la finesse et le caractère exceptionnel des vins de Christine Vernay, m’avaient donné envie d’en savoir plus. Un séjour à Lyon en juillet dernier fut l’excuse idéale pour contacter Christine et son époux Paul Amsellem qui m’ont gentiment laissé entrer dans leur univers le temps d’un après-midi. L’occasion pour Christine de parler de son parcours et de ses projets mais aussi de revenir sur l’histoire des deux générations avant elle, son grand-père Francis qui planta les premières vignes de Viognier en 1936, puis son père George qui sauva ce cépage menacé de disparition et œuvra sans relâche pour le développement de l’appellation Condrieu. L’occasion pour moi de découvrir une femme de conviction, dont les choix sont guidés par la passion et l’amour sa terre. En ce jour caniculaire de juillet, lorsque notre ballade s’acheva au pied de ce Coteau de Vernon, où tout a commencé il y a plus de 80 ans, je n’avais pas vu le temps passer…
Coteau de Vernon
Votre père Georges Vernay est connu pour avoir marqué l’histoire de la viticulture de la Vallée du Rhône en faisant renaître le cépage Viognier. Pouvez-vous m’en dire un peu plus? Tout a commencé lorsque mon grand-père Francis Vernay a planté une partie du Coteau de Vernon en Viognier à partir de 1936. Cette année correspond d’ailleurs également au tout début des appellations en France. Mais l’appellation Condrieu n’existera qu’à partir de 1940 pour désigner les 5 à 6 hectares de Viognier plantées à Condrieu à cette époque. C’est donc mon grand-père qui a démarré le domaine, même si à cette époque il ne vivait pas de la viticulture mais plutôt de polyculture en cultivant des fruits et légumes en plus des vignes. Dès le départ, il a vinifié et mis en bouteille le vin de ses vignes, ce qui n’était pas courant à l’époque. Mon père a pris la suite de mon grand-père en 1953 en prenant l’engagement de développer la viticulture et de réhabiliter les terrasses du Coteau de Vernon pour planter du Viognier. La plupart de ces terrasses étaient en friche et leur caractère dur et abrupt faisait que personne ne croyait à l’utilité de leur remise en état qui nécessitait un travail titanesque car entièrement manuel dans des conditions difficiles. Mais mon père a cru dès le départ à la spécificité de ce terroir, c’est pourquoi beaucoup l’ont surnommé «le Pape du Viognier». Il croyait en ce cépage et il a beaucoup œuvré pour le développement de l’appellation Condrieu, pas seulement dans son domaine mais aussi en aidant et conseillant d’autres viticulteurs. Il a d’ailleurs été président de l’association de défense du Condrieu pendant 30 ans. J’ai grandi avec cette idée du terroir qui peut paraître évidente aujourd’hui avec la banalisation du concept de vins de terroir mais qui ne l’était pas forcément à l’époque. J’ai toujours entendu mon père parler avec émotion de cette terre, de ce terroir unique impossible à reproduire ailleurs. Cette vision, cet amour du terroir sont essentiels pour moi. Il faut être amoureux de cette terre pour bien en prendre soin. Je viens moi-même de remettre en état une partie des terrasses pour planter de nouvelles vignes. C’est une opération qui n’a aucune justification économique car la nature de ces sols fait qu’elle ne peut être effectuée que manuellement, ce qui la rend très coûteuse. Elle se justifie par mon attachement à ce terroir et mon devoir de le préserver.
Une partie des terrasses remises en état
Vous êtes aujourd’hui à la tête des Domaines Vernay, Quand avez-vous su que vous vouliez prendre le relais de votre père? Y étiez-vous préparée? Je ne l’ai jamais vraiment su et rien ne m’avait préparé à succéder à mon père, si ce n’est mon histoire. Il est vrai que je suis née dans ce domaine et lorsque l’on nait dans une exploitation familiale, tout le monde participe dès le plus jeune âge, que ce soit en triant les raisins ou en participant à la mise en bouteilles. En grandissant, les filles sont cependant rapidement écartées de la production. Adolescente, j’aidais donc plutôt ma mère sur les aspects administratifs, les commandes, les expéditions, la réception de clientèle. A la différence de mes frères, mon père ne m’emmenait jamais travailler dans les vignes, en revanche, dès que j’ai été en âge, il me faisait goûter. Je suis ensuite partie à Paris pour faire des études de Lettres et débuter une carrière d’enseignante. C’est d’ailleurs là-bas que j’ai rencontré mon mari. A aucun moment, je ne me suis projetée comme successeur de mon père. Pour moi le domaine tel que je le connaissais était l’œuvre de mes parents, c’était leur histoire. Jusqu’au jour où mes parents nous ont annoncé qu’ils allaient s’arrêter pour prendre leur retraite. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai commencé à imaginer que je pouvais peut-être m’inscrire dans cette histoire. Mes frères étaient partis eux aussi et n’étaient pas intéressés pour assurer la succession. Aujourd’hui, je suis reconnaissante à mes parents de nous avoir laissé la liberté de choisir et de m’avoir permis de me construire en dehors et d’apprendre à savoir qui j’étais, avant de faire le choix de revenir.
Comment avez-vous vécu votre retour et notamment le fait d’être une femme dans un univers plutôt masculin? Cela m’a demandé un peu d’adaptation. Je n’avais jamais ressenti de clivage entre les hommes et les femmes pendant mes années d’enseignement à Paris. En revenant ici, je me suis trouvée confrontée à un monde très différent qui n’avait pas l’habitude d’inclure des femmes en son sein. Au départ, par exemple, les gens s’adressaient plutôt à mon mari pour poser des questions techniques ou lui demander comment les vendanges s’étaient passées. Ce n’était pas de la malveillance ou un manque de respect, mais peut-être un certain inconfort à parler de production ou de vinification avec une femme. Lorsque les vignerons se retrouvaient après les vendanges, intégrer une femme parmi eux ne leur était pas évident non plus. Aujourd’hui, les choses évoluent et de plus en plus de filles de vignerons s’autorisent à reprendre le domaine familial. Ce n’était pas le cas il y a vingt ou trente ans. Cette diversité nouvelle apporte une richesse au monde du vin avec une approche et un regard différents.
En ce qui concerne le métier de vigneron, je n’ai jamais reçu de formation à proprement parler. J’ai travaillé avec l’équipe en place en arrivant. Les premières années, mon frère Luc, qui avait travaillé avec mon père avant de partir, revenait au moment des vendanges. Nous avons travaillé ensemble pour ma première vinification en 1997. A l’époque, j’étais très préoccupée par la vinification. Je pensais que tout se passait à la cave. Ma préoccupation première était de faire entrer le raisin en cave et de savoir comment j’allais le transformer jusqu’à la mise en bouteille. J’ai très vite compris que l’essentiel ne se passait pas à la cave mais à la vigne et que la qualité des raisins dépend de la manière dont on accompagne cette vigne. Lorsque j’ai compris cela, j’ai décidé de passer à l’agriculture biologique, aussi parce que pour moi, la préservation de notre terroir passe par le respect de nos sols. Cela a été un choix compliqué sur nos coteaux où aucune mécanisation n’est possible, mais cela fait maintenant une petite quinzaine d’années que nous sommes passés à la culture biologique sur l’ensemble du domaine, même s’il n’y a que quatre ans que j’ai engagé le processus de certification. Le passage en bio est une conviction personnelle et je ne ressentais pas au départ la nécessité ou l’utilité d’une certification. Aujourd’hui, cette certification, au-delà de ma conviction personnelle, me permet de véhiculer le message que la culture biologique est possible même sur nos coteaux. Je vois déjà qu’elle suscite de l’intérêt et des questions de la part de certains collègues vignerons.
Comment définiriez-vous la particularité et le style des vins Georges Vernay? Il est toujours difficile pour moi de définir mes vins, je vais donc retourner la question et vous dire ce que les gens disent en général lorsqu’ils en parlent. En ce qui concerne les blancs : une fraîcheur inhabituelle pour du Viognier puisque c’est un cépage qui n’a pas d’acidité. Cette fraîcheur, cette salinité et ce côté aériens sont caractéristiques de mes Viognier. De même, mes vins rouges en Syrah ne se caractérisent pas avant tout par leur puissance mais par leur élégance et leur délicatesse. Je ne recherche pas la puissance dans un vin mais surtout la profondeur. Pour vous, qu’est-ce qu’un vin réussi? Pour moi, un vin réussi est un vin qui a le goût du lieu où il a été produit. C’est également un vin équilibré dans lequel on retrouve les différentes saveurs comme l’acidité et l’amertume et un vin qui a une belle longueur en bouche.
Quels sont les aspects de votre métier que vous préférez? J’aime tous les aspects de mon métier, du travail en vigne jusqu’au travail en cave. Nous venons de finir de planter des terrasses que mon père n’avait jamais pu remettre en état. La renaissance de ces terrasses a été pour moi une joie immense. Le travail qui est effectué en cave est tout aussi passionnant: apporter tout le soin au raisin et l’accompagner jusqu’à sa mise en bouteille en essayant de faire les bons choix ; le découvrir ; le goûter … Avez-vous des projets, des espoirs pour le futur? Pour moi, il s’agit avant tout de continuer ce que nous faisons depuis trois générations, avec la même passion. Un des projets qui me tient à cœur serait d’aller vers la biodynamie. J’ai commencé cette année à faire un essai sur une petite partie de mes terres. Je ne suis pas sûre qu’on observe une grande différence sur le vin entre la culture bio et la biodynamie mais la démarche me semble intéressante, notamment parce qu’elle implique beaucoup d’expérimentation, de réflexion et d’observation de la part des vignerons et une symbiose encore plus importante avec la nature.
Nathalie T. 20 novembre 2019 Crédit Photo Christine Vernay